
Il y a des matins où tout en moi appelle la montagne. Un besoin irrépressible de vibrer avec elle, de m’élever, de quitter tout ce qui m’enferme et me sépare d’elle. Quand le ciel s’ouvre d’un bleu limpide et que la lumière danse sur les sommets, l’appel devient plus fort… et je me sens comme un lion en cage à l’intérieur de ma petite habitation en bois… .
Il ne s’agit pas seulement d’une envie, mais quasiment d’une nécessité : respirer avec la montagne, me caler sur son rythme jusqu’à ne faire qu’une avec elle.
Alors je pars. Chaque pas, chaque respiration me rapproche d’elle. Loin des murs, loin des bruits du monde, je laisse mon corps s’ouvrir à son langage. L’ascension commence, et très vite, je retrouve cette alchimie subtile entre moi et cette belle. Mon souffle épouse ses pentes, mes jambes gravissent ses flancs au même tempo que mon cœur bat. Il n’y a plus de séparation : je ressens son énergie dans la roche sous mes pieds, dans la bise qui caresse ma peau, dans les sapins qui murmurent sur mon passage et que je salue.

Chaque pas est un dialogue silencieux entre elle et moi. Je l’observe, je la ressens. Le craquement des cailloux sous mes pieds, l’odeur brute de la terre chauffée par le soleil, la caresse de l’air sur mon visage… tout est intensément vivant. Je ne pense plus, je ressens. Mon corps devient un prolongement du paysage. Loin des contraintes du quotidien, je retrouve cette simplicité, ce retour à l’essentiel. Il n’y a que l’instant présent, le mouvement, le souffle. L’ascension devient une forme de méditation en action, où chaque pas est une prière adressée à la montagne.
Là-haut, rien ne se donne sans effort. Chaque mètre de terrain est une conquête, non pas contre elle, mais avec elle. Je vais à mon rythme, je l’écoute, je m’accorde à elle. La montagne ne se domine pas, elle se vit, elle se ressent. Mon mental se tait, il ne mène plus la danse, il suit. C’est l’énergie qui guide, qui impulse le mouvement. Quand elle faiblit, le mental prend le relais et l’encourage, non pas dans la lutte, mais dans une sublime cohésion. L’harmonie est là, parfaite. Je ne me sens plus distincte de la montagne : gratitude, joie, amour nous unissent.
Puis vient le sommet. Jouissance absolue. Je m’ouvre à l’immensité, j’embrasse du regard chaque crête, chaque vallée, chaque sommet qui se dresse alentour. Je suis minuscule face à cet infini, et pourtant, jamais je ne me suis sentie autant à ma place. L’espace m’envahit, mais loin de me perdre, il me remplit. Je suis cet espace, je suis cette montagne. Mes pieds ancrés à la roche, ma respiration accordée à celle du vent, chaque cellule de mon corps résonne avec cette grandeur. L’effort prend tout son sens : il n’était pas une épreuve, mais un chemin vers cette plénitude.

Assise au sommet, je ferme les yeux un instant. Le silence est total, et pourtant empli de sons : le bruissement du vent, le cri lointain d’un chocard à bec jaune, la douche d’un torrent invisible en contrebas. C’est une symphonie naturelle qui résonne en moi. J’inspire profondément et laisse cette énergie m’envahir. Je suis bien. Je suis là où je dois être. Pas d’attentes, pas d’objectifs à atteindre, juste cet état d’être pur et profond.

La descente commence, mais elle n’a rien d’un retour à la réalité. Au contraire, c’est une intégration, un prolongement. Quelque chose en moi s’est expansé, quelque chose en moi s’est reconnecté à bien plus grand que moi. Un espace intersidéral s’est ouvert à l’intérieur de mon être. Je redescends, mais je ne quitte rien. La montagne m’a accueillie, et je repars avec elle en moi. Comme si, là-haut, dans cette fusion d’air, de roche et de lumière, j’avais retrouvé ma maison. Je n’ai plus de pensées, plus de tracas. Seule demeure cette certitude profonde : je reviendrai. Non pas par manque, mais parce que c’est là que je suis pleinement moi, alignée, vibrante, entière.
En bas, je ressens encore les effets de cette marche, de cette danse avec la montagne. Mon souffle est plus ample, mon cœur plus léger. Ce que j’ai laissé derrière moi n’a plus la même importance. Les problèmes du quotidien semblent minuscules face à cette immensité que j’ai embrassée. Je marche encore un peu, sentant sous mes pieds la douce fatigue de l’effort accompli. Mais ce n’est pas de l’épuisement, c’est une énergie nouvelle, un ancrage plus profond.
La montagne ne m’a pas seulement offert un voyage physique, elle m’a offert un voyage intérieur. Une reconnexion à moi-même, à mes propres rythmes, à mon essence. Là-haut, je me suis souvenue que je suis bien plus vaste que mes pensées, bien plus grande que mes peurs. Que mon corps sait, que mon âme vibre, et que tout ce que je cherche est déjà là, dans cet alignement parfait entre mon être et la nature.
Et alors que je quitte les sentiers pour retrouver la vallée, une seule certitude demeure en moi : je reviendrai, encore et encore, car ici, je suis chez moi.
